La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



jeudi 2 mai 2024

Imagier de la vie en société.

 


Claire Lebourg, Une année ensemble, 2024, École des loisirs.

 

C’est un imagier pour les petits, à regarder accompagné d’un grand, ou pour les grands tout seuls qui ont besoin de douceur.





Nous suivons une année dans la vie d’une ville habitée par des chats patates de toutes les couleurs. Les saisons se succèdent au café, à l’école, à l’épicerie, à la maison de retraite, au marché… C’est délicieusement bobo et plein de douceur, malgré les chagrins, et voilà. Il faut se plonger dans ces aquarelles aux couleurs claires et apprécier tous les détails.


 


 

 

 

 

mardi 30 avril 2024

Comme si la Terre qui tourne n’était qu’une rotative de presse à imprimer.

 


 

Blaise Cendrars, Bourlinguer, 1948.

 

C’est un des volumes des mémoires de Cendrars, dans lequel il est question de quelques ports et surtout des histoires que l’on peut y raconter.


… flânant, baguenaudant sur le port, guettant l’occase, nous demandant sous quel travestissement de hasard l’occasion allait se présenter, nous moquant de nous-mêmes, injuriant tout le monde, rigolant, ayant épuisé notre crédit dans tous les estaminets des quais, ne rencontrant plus personne pour nous payer un verre, les gonzesses se foutant de nous…


Il y a Venise et une histoire de manuscrit et de garçon parti faire fortune auprès des Ottomans et des Anglais, un modèle qui intéresse visiblement Cendrars (il est peu question de Venise). Il y a Naples, la Corogne et le père de Picasso, Bordeaux, Brest et Toulon, Anvers, Gênes où malheureusement il n’est presque pas question de Gênes, mais où il y a un grand portrait de Naples et de son petit peuple des années 1900, et le récit d’une navigation, il y a Rotterdam avec une fantastique bagarre de marins, Hambourg où il est surtout question d’un gars évadé d’Allemagne pendant la guerre, et Paris Port-de-mer, avec le portrait d’un libraire et d’un dandy homme d’affaires.

Dans le grand récit napolitain, soudain deux pages prenant place dans la campagne de Winnipeg font irruption.


Un des grands charmes de voyager ce n’est pas tant de se déplacer dans l’espace que de se déplacer dans le temps, de se trouver, par exemple, au hasard d’un incident de route en panne chez les cannibales ou au détour d’une piste dans le désert en rade en plein Moyen Âge.


Mon impression est mitigée : j’ai aimé plusieurs des histoires et épisodes, ainsi que leur atmosphère, mais la langue, avec ses énumérations interminables, me paraît celle de quelqu’un qui s’écoute trop. Et puis c’est ringard : délicieusement ringard, avec un charme tout pittoresque, car la plupart des quartiers portuaires ont beaucoup changé, mais aussi agaçant, dans un livre où les seules femmes avec une personnalité sont les prostituées et où les formules clichées à propos des uns et des autres font partie du paysage.

Ceci dit, si les autres volumes apparaissent, je les regarderai sans doute avec intérêt et curiosité. C'est quand même tout un monde.


 

Je ne souffle mot. Je regarde par la fenêtre Venise. Venise. Reflets insolites dans l’eau de la lagune. Micassures et reflets glissants dans les vitrines et sur le parquet en mosaïque de la Bibliothèque Saint-Marc. Le soleil est comme une perle baroque dans la brume plombagine qui se lève derrière les façades des palais du front de l’eau et annonce du mauvais temps au large, crachin, pluies, ventes et tempête. Je ne souffle mot. À la place du vaporetto qui passe devant la Dogana di Mari, appareille une tartane… C’est le 11 novembre 1653…

C’est le début.

 

En d’autres termes donc, j’écris ma vie sur ma machine à écrire avec beaucoup d’application comme Jean-Sébastien Bach composait son Clavecin bien tempéré, fugues et contrepoint, et je dis que j’en ai encore pour dix ans à orchestrer les trois, quatre grands livres (des romans) qu’il me reste à écrire en dehors de mes souvenirs personnels.

 

Gand Maison du Port à Gand, XVIe et XXIe siècle 




 

samedi 27 avril 2024

Jésus, le portrait d'un dieu

 


 

Série iconographique sur Jésus adulte, aujourd’hui billet bric à brac ? Mon point de départ était de regrouper les images de Jésus en gloire, bénissant, lumière du monde… mais le contenu de l’ordinateur est assez hétérogène.

Parcourons donc un trajet depuis le Christ pantocrator à l’homme aux visage plein de douceur et d’humanité.


 

Le Christ pantocrator, « tout puissant » en grec, c'est la représentation d'un Jésus glorieux tel qu’il apparaîtra à la fin des temps au moment du Jugement dernier. Représentation en buste, hiératique, strictement de face, bénissant.

Ici une oeuvre du XIVe siècle du Maestro del San Paolo Perkins (Palais Barberini, Rome). Le fond d'or, le nimbe en léger relief, le visage parfait, la barbe, l'air sérieux, l'immobilité absolue. On est dans la culture des images byzantines.



Est-ce que je vous referai le coup du Retable de l'Agneau mystique des frères Van Eyck (1432, cathédrale de Gand) ? Et bien oui, parce que regardez qui se trouve au-dessus de la représentation de l'agneau...


S'agit-il tout bonnement de Dieu, ou de Jésus-Christ en majesté (et de toute façon Jésus est Dieu), ou de Jésus en grand pontife ? Toujours est-il qu'il s'agit bien de cette iconographie là. Cliquez sur l'image, agrandissez-la et détaillez : la triple tiare et ses joyaux, le vêtement et ses multiples ornements, perles, broderies ouvragées, la couronne et ses reflets... et le fond ! Une tenture de cuir tendue, elle aussi ornée. C'est de la grande peinture.

 


À gauche : un dandy élégant et nonchalant, non pardon Jésus-Christ lumière du monde de Paris Bordone (1500, Londres NG). Devant un riche palais à l'Antique, Jésus est presque de face, porte barbe et bénit, mais la pose de trois quarts ajoute donne quelque chose de plus dynamique. Ce n'est plus le Christ bénissant, mais le Christ saisi au moment où il est en train de bénir. Le vêtement est riche et élégant. Ce visage esquisserait-il l'ombre d'un sourire bienveillant ?

À droite : en apparence plus sobre sur un fond noir, Jésus bénissant de Bartolemeo Cincani dit Montagna (1502, Palais Royal de Turin). Fine tunique violette à liseré d'or, une chevelure blond vénitien qui fait ressortir les bouclettes, la barbe taillée à la dernière mode, les yeux gris... Ce Jésus me fait penser à l'autoportrait de Dürer (qui date de 1500). Le geste de la main me semble particulièrement précieux et élégant.



Un tableau que je tenais à vous montrer et que je case donc parmi ces portraits allégoriques... Das tischgebet (le bénédicité) ou Venez monsieur Jésus, soyez notre hôte, de Fritz von Uhde (1885 Berlin ancienne galerie nationale). L'intérieur es celui d'un simple appartement d'une famille modeste (le sol est nu, tout comme les murs). L'homme porte ses vêtements de travail et de lourds sabots de bois. La femme met la table et apporte la soupe. La famille dit la prière avant le repas et accueille le grand étranger qui s'avance, pieds nus, vêtu d'une longue tunique bleue, surmonté d'une légère auréole.
Nous avons à la fois la représentation réaliste et sans fioriture, mais digne et respectueuse, d'une famille modeste comme il y en avait tant, une scène de piété populaire et une scène religieuse, qui pourrait prendre place aux côtés des Pèlerins d'Emmaüs.
La page Wikipedia du peintre permet d'apprendre qu'il a réalisé plusieurs oeuvres dans cette veine.


Tête du Christ de Rembrandt (1648-56, Musée de Philadelphie). L'extraordinaire camaïeu de bruns, les longues boucles, le vêtement sans fioriture... Il n'y a de divin en lui que cette lumière du visage qui émane du visage même.
Selon le dogme catholique, Jésus est constitué de toutes ces figures si dissemblables, tout-puissant et humble parmi les humbles. Les amateurs de peinture choisiront leur figure préférée.

Les semaines précédentes :  billet de lancement ; rappel des épisodes précédents ; Baptêmede Jésus ; Jésus soumis à la tentation ; enseignement et miracles de guérison ; miracles aquatiques ; le repas chez Simon ; le bon pasteur et l'agneau mystique

Pour les semaines suivantes, je vous propose un volume 2 du récit de la Passion. En effet, depuis 2020, j’ai eu le temps de photographier pas mal d’œuvres, qu’il serait dommage de laisser cachées dans l'ordinateur. L'idée sera donc de parcourir à nouveau la fin de vie de Jésus.



 


jeudi 25 avril 2024

Une créature ailée survola la salle. Elle s’appelait Hypocrisie. L’assistance buvait du petit-lait.

 


 

Christian Goudineau, L’Enquête de Lucius Valérius Priscus, 2004.

 

Après un prologue trop long où on trouve un manuscrit inédit en latin, nous plongeons dans l’histoire. Un militaire romain à la retraite est sommé par le palais impérial (on est sous le règne de Tibère) d’enquêter sur les événements récents survenus en Gaule : une révolte a récemment éclaté à Augustodunum – Autun – et même si tout le monde a été massacré – pas de problème de ce côté-là – ce serait bien de connaître les vrais motifs de l’embrasement. Voilà notre Valérius parti sur les routes, en compagnie d’un secrétaire.

Que voilà un roman plaisant ! Nous voici plongés dans la Gaule tout juste romanisée : les citoyens y sont peu nombreux, les villes nouvelles sont en cours d’aménagement, mais les cités gauloises, même si elles sont abandonnées, conservent leur prestige. Notre héros aura ainsi la chance de visiter Bibracte et de constater de visu le décalage entre les promesses de l’empire et la réalité du terrain – ça ne s’implante pas tout seul un decumanus ! Je trouve que Goudineau raconte assez bien la difficile mise en place du modèle romain dans les fins fonds des campagnes.

Heureusement, parce que le livre n’est pas exempt de défauts, entre l’interminable prologue (même s’il est assez bien récupéré grâce à l’épilogue, c’est d’un planplan), la présence d’un seul personnage féminin notable (héroïne tragique torturée et fatale) et une intrigue un peu prévisible – Valérius n’est pas le stylet le plus affûté de l’empire.

Je note quand même des jeux de langue très amusants sur le subjonctif latin.

C’est un roman que j’ai lu avec un grand plaisir.

 

Lorsque César Auguste augmente les impôts, ou plutôt non, il ne les augmente pas seulement, il décide aussi d’y assujettir des cités qui, jusqu’alors, en étaient exemptées en vertu d’anciens traités ou d’une décision du dieu César, tu t’attends à ce que les gens soient contents ? Tous ces Julius ceci ou cela, ce sont les enfants ou les petits-enfants des cavaliers qui ont suivi César ou son divin fils aux quatre coins du monde, recevant récompenses et privilèges – notamment ces exemptions.

 


(l’année prochaine à Autun pour revoir l’église romane, les musées et visiter Bibracte ?)

 

L’avis de Keisha sur ce roman.

De Goudineau j'ai également lu Le Voyage de Marcus.


Enfant esclave,  IIe siècle ap. J-C, marbre, Nîmes, musée Romanité



 

 

mardi 23 avril 2024

Son baiser me pique le cœur, et comme le miel nouveau il fait perdre la tête.

 


Longus, Daphnis et Chloé, parution originale entre le milieu du IIe et le milieu du IIIe siècle, traduit du grec par Romain Brethes.

 

Au début de l’histoire, un berger trouve un bébé allaité par une chèvre et décide de l’élever comme son fils, Daphnis. Et un autre berger trouve une bébé allaitée par une brebis et décide de l’élever comme sa fille, Chloé. C’est l’histoire de Daphnis et Chloé.

(Je peux vous dire qu’on n’a pas attendu le XIXe siècle pour relever le défi du roman sur rien, car ces deux-là s’aiment au début et à la fin et rien ne les sépare.)

Ils sont purs et innocents (contrairement au lecteur) et ils ignorent tout de l’Amour (contrairement à…), qu’il s’agisse du sentiment, car même s’ils éprouvent un attachement plus fort chaque jour l’un pour l’autre, ils n’ont lu aucun roman ou poésie élégiaque (contrairement à la lectrice), encore que Daphnis maîtrise bien les récits mythologiques, ou qu’il s’agisse du volet physique de l’affaire (contrairement à qui vous savez), car, à l'inverse de ce que l’on peut penser, l’exemple des chèvres et des boucs n’est pas totalement probant.


Chloé n’attendit pas davantage. Elle avait été séduite par ce compliment, certes, mais elle désirait embrasser Daphnis depuis si longtemps qu’elle bondit pour lui donner un baiser – un baiser de novice, un baiser sans artifice, mais tout à fait suffisant pour enflammer une âme. (…) Daphnis, lui, semblait avoir reçu une morsure plutôt qu’un baiser, et il offrit très vite un visage morose : il frissonnait souvent, essayait de réfréner son cœur qui s’emballait, et ne voulait pas regarder Chloré, car lorsqu’il la regardait, il rougissait.


Tout l’enjeu du roman consiste donc à raconter comment Daphnis et Chloé qui s’aiment depuis toujours sans le savoir réussiront à découvrir l’Amour. Le second enjeu repose entièrement sur le décalage entre nos héros et le lecteur, qui est invité à sourire malicieusement devant leur ignorance et à aimer ces êtres si innocents. Rien n’empêche le lecteur de rêver également à un supposé paradis perdu et à une ignorance qui a l'air si douce et aimable.

Vous me direz que tout cela est bien mince et vous vous tromperez lourdement. Le roman se lit avec grand plaisir, car, malgré tout, les rebondissements ne manquent pas. Des pirates et des imbéciles montrent quand même leur bout de nez. Toutefois, le grand rôle est tenu par les chèvres et les brebis (et aussi les vaches) – c’est pastoral, vous dit-on – ainsi que par la syrinx, c’est-à-dire la flûte de Pan dont le son résonne à toutes les pages.

 

On aurait dit une symphonie de flûtes qui jouaient de concert, tant la syrinx résonnait. Peu à peu, il joua avec moins d’ardeur et souffla une mélodie plus douce. Philétas déployait là toutes les facettes de la musique pastorale, en jouant l’air qui convenait à un troupeau de bœufs, celui qui entraînait un troupeau de chèvres, celui qui faisait les délices d’un troupeau de moutons. L’air était doux pour les moutons, prononcé pour les bœufs, perçant pour les chèvres. Et un mot, une seule syrinx imitait là toutes les syrinx qui existaient.


Pan, marbre, 2e siècle ap. J-C, Musée du Capitole




Ce roman fait partie de l’énorme gros volume de Romans grecs et latins édité par les Belles Lettres. J’ai déjà lu :

Callirhoé de Chariton dont je garde un bon souvenir, de roman romanesque d’aventure et d’amour.

Les Éphésiaques de Xénophon d’Éphèse, oubliable à mon avis.

Le Satiricon de Pétrone, mais oui, un classique à lire.

Leucippé et Clitophon ( ???) d’Achille Tatius dont je n’ai aucun souvenir. Et d'ailleurs je n'ai même pas rédigé de billet.

L'Âne d'or d'Apulée : un chef d'oeuvre


Et il me reste encore un roman ! Affaire à suivre.