La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature.



samedi 16 mars 2024

Jésus soumis à la tentation

 


Série iconographie : Jésus, sa vie, son œuvre.

La semaine dernière, je vous montrais des images du baptême de Jésus par Jean-Baptiste.


Souvenez-vous : Jean-Baptiste prêche au désert. C’est donc tout naturellement que Jésus s’inscrit à sa suite et se dirige tout d’abord lui aussi vers le désert. Il vit avec les bêtes sauvages et pendant 40 jours le Diable essaie de faire fléchir sa foi – en vain bien sûr. Jésus est également servi par les anges, nous disent les Évangiles. C'est l'épisode dit de la Tentation du Christ.

L’épisode a donné lieu à de nombreuses représentations, notamment à l’époque contemporaine, dans une interprétation très humaine.



Ce petit tableau, Tentation du Christ, est une étude de Rubens (conservée au Courtauld), préparatoire à un décor destiné à un plafond. Les deux personnages devraient donc trouver donc au-dessus de nos têtes - regardez cette science de la perspective et des proportions humaines ! Rubens illustre très précisément le passage où le Diable propose à Jésus de transformer des pierres en pain pour calmer sa faim (et où il se fait envoyer paître). Le mouvement qui anime la figure de Jésus est remarquable, la draperie s'oppose à son geste du bras, il y a là une belle énergie.



Je triche, car cette peinture ne se trouve pas dans mon ordinateur. Le Christ dans le désert est une peinture d'Ivan Kramskoï (1872, galerie Tretiakov, Moscou) (image Wikipedia). Nous sommes dans le désert et Jésus est entouré par le vide, les roches nues et le ciel sans limite. On a affaire ici à un homme seul, que rien ne tirer de sa réflexion.

C'est tout pour cette semaine.

L’épisode ne semble guère concluant et Jésus choisira dorénavant d’accomplir toute sa carrière en ville. C'est ce que nous verrons la semaine prochaine.

 


jeudi 14 mars 2024

Il y a douze ans que je ne suis pas venu dans nos montagnes, entre-temps il y a eu la fin du monde.

 


Boris Pahor, Place Oberdan à Trieste, recueil de nouvelles, écrites de 2003 à 2017, traduit du slovène par Andrée Lück Gaye (ainsi que par Antonia Bernard), édité en France par Pierre-Guillaume de Roux.

L’éditeur ne mentionne pas les dates des publications originales des nouvelles, ni leur provenance. J’en suis profondément agacée.

 

La première nouvelle raconte un jeu de gamins, pendant la guerre (la Seconde) à Trieste, un jeu qui consiste à voler du charbon pour chauffer la maison, un jeu qui peut vous coûter la vie.

La deuxième raconte une conversation entre hommes, sur un bout de trottoir. L’un raconte sa naissance, pendant la guerre (la Première), une histoire tragique et absurde. Il est brièvement fait mention de Malaparte et d’un sinistre panier (pendant la Seconde guerre).

 

Entre les deux rangées d’arbres, le chemin asphalté était jonché de feuilles mortes. Déchiquetées par l’humidité et les pas, elles formaient une mixture jaunâtre qui couvrait le sol. On aurait dit qu’on avait saupoudré de safran l’avenue qui montait légèrement, presque insensiblement, jusqu’au théâtre Rossetti et même plus haut en direction de Vrdela.

 

La troisième nouvelle s’intitule Place Oberdan. Le narrateur, que l’on devine être Pahor lui-même, raconte une autre histoire de la place, qui commence avec l’incendie de la Maison de la culture slovène, qui se poursuit avec les prisons où les nazis procédaient à leurs interrogatoires, et puis avec les pendaisons slovènes et italiennes.

La quatrième est un dialogue entre deux chiens, après ou pendant une guerre.

La cinquième raconte ce qu’ont pu voir les yeux de Pahor, dans les camps, celui du Sruthof, pendant la guerre, des yeux humiliés par tout ce qu’ils ont dû regarder.

La sixième est une histoire entre un jeune homme intimidé et une jeune femme, une danseuse. Ils n’osent pas se le dire, mais ont-ils besoin de parler ?

La septième raconte un jeune homme qui se remet de la guerre, auprès d’une jeune femme, dans la nature et dans les champs. Ils sont tous les deux de langue slovène. Il pense que les femmes sont loin des horreurs de la guerre, mais elle raconte l’exil dans le Piémont, et comment les Italiens ont tué son frère. Mais il y a le soleil et la mer, et l’espoir d’être à deux et revivre ensemble.

La huitième est une conversation à l’infirmerie au camp de Dora (c’est la Seconde) (ce camp est une dépendance de Buchenwald, me dit Wikipédia).

 

Heureuse, ai-je pensé, la jeune fille qui n’a pas été atteinte par les horreurs de la guerre. Mille fois heureuse. Et heureux moi qui suis près d’elle alors que l’air bourdonne dans un souffle tiède et que le gris de la mer est sans limite. C’est pourquoi j’ai appelé à mon secours cette immensité humide qui, çà et là, gardait la mémoire de légères taches mauves.

 


Goldsworthy, River of Earth, 1999, argile, Musée de Dignes

Trieste est seulement à l’arrière-plan, mais les textes sont empreints de cette atmosphère particulière, entre Italie et Slovénie, marquée par les souvenirs des guerres et des affrontements, d’une mélancolie poétique, et des éclats de vie portés par les personnages.

  

Je découvre Pahor, mais j’ai noté ses autres titres, je compte bien continuer à le lire.



 

mardi 12 mars 2024

Les événements n’ont aucune cohérence et n’ont aucun rapport les uns avec les autres.

 


 

László Krasznahorkai, Le Baron Wenckheim est de retour, parution originale 2016, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, édité en 2023 par Cambourakis.

 

Au début du livre, un homme, le professeur, est retranché dans une cabane. Face à lui, sa fille avec un haut-parleur et une meute de journalistes. Quelques péripéties plus tard, la dame qui apporte de temps en temps à manger à l’homme arrive tout excitée, car le baron Wenckheim est de retour. Il va se passer de grandes choses, dit-elle.

Le baron ? Un homme grand et mince, silencieux et un peu perdu, qui a passé toute sa vie en Amérique du Sud, que sa famille tire de la prison pour dettes, rhabille, expédie dans sa ville d’origine, avec pour mission de se faire oublier.


… n’ayant plus aucune source de revenus, l’idée de quitter Buenos Aires à la fin de sa vie lui trottait dans la tête, quitter Buenos Aires et retourner là d’où il venait, retourner là où tout avait commencé, là où tout lui semblait encore si beau mais où tout allait tellement, tellement mal.


Mais toute la ville l’attend. Il va sûrement léguer sa fortune à la ville, dit-on. Reprendre les choses en main, espère-t-on. Retrouver son amour de jeunesse, peut-être. Que ce soit le maire, la police, la bande de motards néonazis, la bibliothèque, les commerces, dans cette ville qui tombe en déréliction, tout le monde tient de longs discours enflammés, chacun voit son intérêt dans cette venue qui est censée tout changer. Le point de vue passe de l’un à l’autre et le récit rapporte le long flux de pensée et de blabla de tous ces gens. Au fur et à mesure, l’atmosphère devient de plus en plus menaçante et lourde. Chacun se rend compte que tout se détraque petit à petit, mais personne ne voit l’ombre sombre qui traverse la ville comme un vent glacial. Excepté peut-être le professeur, soi-disant à côté de la plaque, dont le comportement est tout ce qu’il y a de plus rationnel.


…ils étaient venus de leur propre initiative, comme cela se passait souvent dans les campagnes de ce pays sinistré, elle les connaissait bien, on les appelait les Forces Locales, dans ce pays où régnait un chaos total, où plus rien ne fonctionnait dans la capitale…


C’est un excellent roman. Je l’ai lu avec plaisir, engloutissant 50 pages chaque soir, après une journée de travail, et venant à bout sans problème des 500 pages totales.

Il y a cette alternance de points de vue, très réussie, qui nous fait parcourir la ville et nous plonge au cœur des préoccupations de chacun. Du bistrot miteux au cimetière, aux notables, au petit escroc, aux sans-abris, etc. Nous sommes dans une petite ville de Hongrie, de nos jours, mais avec d’épais relents de soviétisme, pas loin de la frontière roumaine. Il n’y a plus d’essence, tout semble gris et usé, les trains ne s’arrêtent pas toujours, les gens sont des ombres, un endroit de boue et de poussière.

Le rendu de cette vague menace est également une réussite, avec ce sentiment que tout va s’écrouler ou exploser, que le fragile édifice urbain risque de mal résister aux vents de l’envie, de l’espoir, de la frustration, de la déception et de l’amertume. Avec une mince note fantastique qui vibre pour dire que le mal est toujours là.

Memling, Polyptique de la Vanité terrestre : l'Enfer, 1485 Strasbourg BA



Un roman qui se présente comme l’exécution d’une grande symphonie, sous l’autorité d’un grand chef d’orchestre un peu terrifiant. Chaque mouvement bien ordonné, chaque mot à sa place, le jeu des nuances bien maîtrisé.

Je suis humaine malgré tout, il est possible que j’aie lu en diagonales les pages d’un manifeste politique ou de réflexions philosophiques.

De petites notes d’ironie et de malice dans le récit rendent la noirceur tout à fait acceptable à lire. C’est que les êtres humains sont trop moyens pour prétendre au tragique. Le grotesque n’est jamais loin (avec une mention spéciale pour les klaxons qui jouent Don’t cry for me Argentina). On croise même un certain Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos Aires.

 

… d’après ce qui ressortait des paroles pour le moins confuses de ce péquenaud de King Kong, en raison des événements de la veille et du rôle qu’il y avait joué, ils l’avaient d’un façon totalement insensée porté au pinacle, et il avait beau aborder la question sous tous les angles, il n’avait qu’une seule explication : ces types étaient des fous furieux, qui représentaient un vrai danger public, il était inutile de chercher à déceler le moindre élément de rationnel, logique, dans leurs actions, ces types, se dit le professeur en fixant ses yeux écarquillés sur le panneau de polystyrène, étaient tout simplement des malades, des psychopathes, dont le degré d’ignominie était tel qu’on pouvait s’attendre au pire de leur part, lui, en tout cas, s’attendait au pire…

 

… il y aurait donc des choses à dire, mais il n’y avait plus personne pour raconter ce qui s’était passé, et puis les mots seraient venus, mécaniquement, les uns derrière les autres, ils se seraient gentiment placés dans l’espace en file indienne, mais il n’y aurait plus personne pour prononcer ces mots, alors laissons les mots s’aligner les uns derrière les autres…

 

 Du même, j'ai aussi lu le très bon  Guerre et guerre.


Encore un billet pour continuer ce mois de mars à l'Est !



samedi 9 mars 2024

Le baptême de Jésus

 


Billet iconographie. Jésus, sa vie, son œuvre.

Aujourd’hui, Jésus se fait baptiser.


Vers l’âge de 30 ans, Jésus rejoint Jean le Baptiste, un prédicateur populaire qui prêche sur les bords du Jourdain, dans des contrées plutôt désertiques.

Note : un jour il y aura une série icono sur Jean-Baptiste avec la mélote, Salomé, le bourreau, etc. En attendant, nous nous contenterons de l’épisode du jour.

Citation d’un Évangile prise sur la page Wikipedia :

Or, quand tout le peuple eut reçu le baptême, et que Jésus qui avait été baptisé priait, le ciel s'ouvrit, et l'Esprit-Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe, et du ciel il y eut une voix : « Tu es mon Fils bien-aimé : en toi j'ai mes complaisances. »

 

L’épisode met en valeur la figure de Jean, prépondérant par rapport à Jésus. Il constitue également une manifestation de la Trinité. Et puis, évidemment, on connaît l’importance du baptême chez les chrétiens.

Les représentations sont innombrables, très pittoresques en général avec le fleuve Jourdain représenté de façon plus ou moins approximative. La page Wikipedia en recense plusieurs. J'ai assez peu de photos dans mon ordinateur, mais les voici.


 

Le Baptême du Christ par le Maître de Hoogstraten (HB, 16e siècle, collection privée, en dépôt à Cassel Musée de Flandres). On commence par du canonique : Jésus, nu et pudique, se tient au milieu du Jourdain. D'un côté Jean-Baptiste, qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau, mais bien mis en valeur avec ce grand vêtement rouge, et de l'autre l'ange qui tient les vêtements. Un joli paysage flamand à l'arrière-plan. Dieu le père au-dessus, en parfaite cohérence avec les évangiles. Un joli tableau élégant.



Une version plus précieuse. C'est de l'os sculpté par l'atelier d'Embriachi (Lille BA). On trouve tous les éléments attendus (JB, JC, l'ange). J'aime bien la représentation du fleuve dont les vaguelettes couvrent à propos la nudité de Jésus tout en laissant dépasser son pied et la représentation de l'eau bénite comme un petit champignon sur la tête de Jésus. Un chef d'oeuvre ciselé.



Ce grand vitrail Renaissance se trouve dans l'église Sainte-Jeanne d'Arc de Rouen (souvenez-vous, billet enthousiaste ici). La verrière illustre la vie de Jean-Baptiste. Nous le voyons en train de prêcher dans la forêt à gauche et en train de baptiser Jésus à droite. Je trouve que les figures sont vraiment bien dessinées.


Vitrail encore, mais préraphaélite dans la cathédrale de Salisbury (également un billet enthousiaste). Notez une habilité : le peintre représente le moment qui est situé juste après le baptême : la tourterelle de l'Esprit saint est en train d'émettre et les paroles de Dieu figurent en anglais en bas du vitrail. Jean-Baptiste s'incline devant Jésus, il est donc ainsi plus petit que lui et relégué sur le côté. Une manière de signifier que le personnage central de l'épisode n'est pas celui qui baptise, mais celui qui est baptisé...
L'image vaut pour son aspect décoratif : que ce soit le linge qui ceint Jésus ou la végétation sur le rivage, le dessin en est extrêmement raffiné et le coloris tout à fait délicat.


Et ça ? C'est le sol en mosaïque de la chapelle de l'église de Clignancourt à Paris, chapelle où est située la cuve baptismale. Une manière de rappeler le lointain fleuve Jourdain... Il me semble que ce motif se retrouve dans d'autres églises, mais je n'en suis pas certaine.

Voilà. Jésus est baptisé. Et maintenant ? Il va pouvoir commencer sa vie de prophète. Rendez-vous la semaine prochaine.


 


jeudi 7 mars 2024

Des histoires qui s’ouvrent en éventail, tels les rais du soleil.

 


 

Radu Țuculescu, Mère-vieille racontait, parution originale 2006, traduit du roumain par Dominique Ilea, édité en France par Ginkgo.

 

Une relecture de village.

Le narrateur, qui est aussi l’auteur, rencontre mère-vieille, la grand-mère très âgée de sa petite amie, qui vit dans un village et qui raconte les histoires des uns et des autres.


Le soleil se retire derrière l’église, en nage, le visage congestionné par l’effort fourni au long de la journée. Il y a traînaillé avec un enthousiasme de plus en plus mitigé, signe que l’automne s’apprête à nous quitter.


Un hameau en train de perdre son souffle. Un hameau grouillant d’étranges histoires insensées, qui allaient me happer telle une toile d’araignée. Insensé n’est peut-être pas le mot le plus juste, mais, là, j’en ai nul autre qui me vienne à l’esprit, et du reste je tiens pour oiseuse, voire absurde, toute définition correcte des faits ou des récits.


Les couples qui se font et se défont, les femmes et le sexe des hommes, les hommes et l’alcool, les racontars et les légendes familiales, le tout étrangement nimbé de réminiscences de différentes lectures – mère-vieille a un peu lu Le Maître et Marguerite. Les habitants du village prennent peu à peu des dimensions mythiques, comme cette femme dont le métier est de castrer les porcs, cette autre femme qui est la sensualité même, cet étrange berger des abeilles, etc. Ce passé plein de sève et de vigueur sexuelle contraste fortement avec l’état présent du village, maisons vides et abandonnées, vieillards se traînant doucement dans des rues désertes. La vie semble être partie – quand ça ? Peut-être après cette fameuse noce qui dura trois jours et dont on attend le récit pendant tout le livre. Que l’on ne pense pas pour autant être tombé dans un livre bucolique. Le bourdonnement des abeilles au grenier laisse penser bien des choses au narrateur, qui se gardera soigneusement de les vérifier quand il en aura l’occasion. Et quand le voile se déchire, tout à la fin, la clarté est d’une brutalité insoutenable.

Un grand plaisir de relecture.

 

Camille Claudel, Les Causeuses, 1893 plâtre Roubaix Piscine


Mère-vieille sait à peine prononcer quelques mots en roumain. Oui, bien, pognon, terre, il pleut, non… C’est à peu près tout. Elle-même parle le hongrois, la seule langue qu’elle aura parlée au long de sa vie de l’avant- et de l’après-guerre. Partant, mère-vieille me raconte en hongrois, langue que je comprends à soixante pour cent environ. Le restant, je le compense. Aidé de mon imagination. Dans mon cas, c’est à la fois imparable et fascinant.

C’est au détour de ce paragraphe, à la centième page, que le lecteur comprend que ce village est situé dans un entre-deux, entre la vie et la mort, entre la réalité et la fiction, bien sûr, mais aussi, à la frontière de deux langues.

De fait, le narrateur invente lui aussi, et vous ne serez pas étonnés que le village se transforme en une peinture de Chagall.

 

Mon premier billet. Et l’avis de Miriam.